Cet esprit s’incarne dans un élan d’émancipation global matérialisé par la participation des artistes et des intellectuels aux réseaux panafricains1 mais également par leurs trajectoires culturelles au Maroc, et depuis le Maroc. Incarnant cette dynamique, le symposium de sculptures organisé par Mathias Goeritz à l'occasion des Jeux Olympiques de Mexico rassemble des artistes internationaux des cinq continents, dont Mohamed Melehi qui représente la délégation africaine, à produire des sculptures monumentales le long de la route reliant la ville au village Olympique, renommé officiellement « route de l'amitié ». Toni Maraini et Mohamed Melehi sont rejoints par Pauline et Patrice de Mazières à cette occasion. Mohamed Melehi expérimente ainsi le rapprochement préconisé par l'école des Beaux-Arts de Casablanca avec les arts appliqués et l'architecture en réalisant une sculpture monumentale dans l'espace public. C’est également à cette occasion qu'il rencontre pour la première fois Herbert Brayer, artiste issu du mouvement du Bauhaus, qui s'installe à Tanger à la fin des années 1970. Ces trajectoires matérialisent ainsi autant un déplacement physique, celui des artistes et des intellectuels, que théorique, celui de la circulation des pensées, mouvement dans lequel le Bauhaus devient au Maroc la pierre de touche.
Exposition collective, Présence plastique, M. Ataalah, F. Belkahia,
M. Chabâa, M. Hamidi, M. Hafid, M. Melehi, place Jema Al-fna, Marrakech, 1969, © Famille Chabâa.
1. Pensées communes / communautés de pensée ?
mais implique au contraire une relation d’interdépendance entre les médiums (les arts visuels et l’architecture) et les techniques (celles des arts graphiques et de l’architecture), permettant ainsi l’émergence de disciplines qui ne sont pas figées mais évoluent en relation les unes avec les autres. Cette relation d’intermédialité entre les formes d’art et d’architecture pose ainsi la question de ce qu’il y a « entre » ces disciplines : comment communiquent-elles ensemble ? Quels sont les éléments de langage commun à cet « esprit de l’époque », à cette ambiance particulière de la fin des années 1960?
L’expérimentation de pratiques entre arts majeurs et arts mineurs implique l’invention de nouveaux modes de transmission entre les disciplines mais également entre les œuvres et le public, résolument tournés vers l’espace public en tant que lieu favorisant le débat et l’expression d’opinions contradictoires mais également l’implication d’artistes et d’intellectuels dans la vie de la société, interrogeant ainsi le rôle social de l’artiste. Ces modes de transmission vers l’espace public reposent sur la création de revues culturelles (Souffles, Integral, Maghreb Art), mais également d’interventions dans l’espace public et la participation d’artistes à des projets urbains que ce soit dans le domaine de la décoration intérieure ou encore de la création d’affiches, de publicités ou de mobiliers. Ce réseau de relations mobiles rend visible un désir de liberté se battant contre les processus de fixation de l’histoire dont sont dépositaires les musées d’anthropologie et d’archéologie en ce qu’ils produisent des assignations identitaires forcément restrictives à destination d’une culture matérielle que la scène culturelle revendique en tant qu’hybride2. Agissant contre une essentialisation de l’art populaire par les institutions, artistes, poètes, écrivains, intellectuels, cinéastes, architectes s’unissent et proposent un ensemble d’objets qu’il convient d’étudier non pas dans l’optique de constituer une histoire des formes mais une histoire des formes en relation les unes avec les autres.
En 1962, Farid Belkahia rentre au Maroc après avoir étudié à l’école des Beaux-Arts de Paris (1956–1959) et à l’Académie de théâtre de Pragues (1959–1962). Sa trajectoire n’est pas unique mais rejoint celles de plusieurs artistes qu’il recrutera par la suite à l’école des Beaux-Arts de Casablanca, notamment Mohamed Melehi et Mohamed Chabâa. Ces trajectoires culturelles cosmopolites forment une cartographie en mouvement des modernités contribuant à inscrire les pratiques artistiques au Maroc dans les années 60 dans un mouvement global où l’art est également l’agent de revendications sociales et politiques. Les évènements culturels organisés à partir des années 1950 par le Ministère en charge des Affaires Culturelles tout comme les quelques galeries d’art favorisent l’expression d’une tendance académique néo-orientaliste servant de mètre étalon à une production du Maroc dont on met en avant les qualités d’enchantement et de naïveté3 en en niant ainsi leur capacité libératrice et autonome.[footnote Khalil M’Rabet: « Au sujet de la réception des pratiques marocaines orientalistes et leur participation au débat post-colonial,” in: Peintures et identités. l’expérience marocaine », Editions L’Harmattan, Paris 1987.] L’espace public, celui de la rue en premier lieu, accueille ainsi l’élan vital d’une génération d’artistes qui inaugure de nouvelles stratégies d’exposition et de réception des œuvres. Cet élan vital libère également la possibilité de filiations esthétiques en dehors des institutions, agissant comme une sorte de « musée éphémère », selon Abdelkebir Khattibi:
« Les ancêtres n'ont pas disparu, leurs traces sont vivantes, et leur mémoire est descendue dans les rues. Il suffirait pour s'en convaincre de plonger dans la scénographie répétée de siècles en siècles de la culture populaire et de sa production de signes. L'artiste arabe en est fortement imprégné. C'est sa chance, son risque devant les contraintes du passé, de sa tradition vivante et survivante. »4
Patrice de Mazières est déjà un architecte, tout comme son père et son grand-père avant lui, lorsqu’il rencontre Mohamed Melehi et Toni Maraini en 1967 à un de ces vernissages où la scène culturelle casablancaise, cosmopolite et bouillonnante, se retrouve. Il est accompagné par sa femme, Pauline de Mazières, qui ouvre la première galerie d’art moderne et indépendante, l’Atelier, à Rabat, en 1971, et forme ainsi pendant 20 ans, avec sa collaboratrice Sylvia Belhassan, un rempart contre les institutions et un formidable tremplin, y compris international, d’une modernité artistique maghrébine en mal de visibilité. Cette rencontre de l’architecte avec le groupe de Casablanca donne ainsi à ces pratiques transdisciplinaires déjà amorcées à l’école de Casablanca un souffle nouveau, en s’appuyant notamment sur le soutien financier de l’état5. Ces séries de commandes artistiques réalisées entre 1967 et 1982 dans une vingtaine d’infrastructures publiques financées par l’état, correspondent en effet à deux orientations politiques récentes : le déploiement d’un réseau touristique national important dans des zones rurales à potentiel économique et la création de nouvelles administrations civiles telles que des banques, des préfectures, des postes ou des universités. Cependant, un interventionnisme en faveur d’une politique culturelle et d’un soutien à la création artistique est minoritaire à cette époque, d’autant plus que la politique sécuritaire et répressive contre les mouvements d’opposition dont la scène culturelle fait partie prend une nouvelle ampleur après les deux coups d’états de 1971 et 1972, qui se caractérise par l’arrestation des principaux animateurs et fondateurs de la revue Souffles, notamment Abdellatif Laabi, Abraham Serfaty et Mohamed Chabâa.
Cat.expo, Mohamed Melehi. Recent Paintings, The Bronx Museum of Arts, New York 1984, p. 21 © Toni Maraini Collection.
2. Présence Plastique vs Integrations
Cat.expo, Mohamed Melehi. Recent Paintings, The Bronx Museum of Arts, New York 1984, p. 18, © Toni Maraini Collection.
Ces pratiques transdisciplinaires à vocation d’inscription dans l’espace public, fusse-t-il le lieu symbolique de l’espace éditorial dont les artistes sont partie prenante ou le territoire physique de la rue, donnent lieu à partir de 1969 à deux orientations dont rendent compte le cycle d’expositions Présence Plastique et les interventions artistiques dans l’architecture du projet des Intégrations.
La série d’expositions Présence Plastique est organisée sur la place Jema el-Fna à Marrakech et du 16 Novembre à Casablanca en 1969, suivi en 1971 de deux expositions dans la même ville dans les lycées publiques Fatem-Zahra et Mohamed V en 1971. Ces actions s’inscrivent dans une volonté d’inventer de nouveaux modèles d’expositions par opposition aux salons et foires officiels. L’espace public devient ainsi une modalité d’existence permettant l’expression d’une nouvelle tendance esthétique. Cette série d’expositions repose sur la création d’un momentum: l’œuvre existe dans le moment de l’action et par la rencontre avec le public. Le caractère plastique des œuvres est ainsi associé à une fonction revendicative : « Nous avons voulu aussi réveiller l’intérêt de cet homme, sa curiosité, son esprit critique, le stimuler, faire de manière à ce qu’il intègre de nouvelles expressions plastiques dans son rythme de vie, dans son espace quotidien6. » Ce cycle d’expositions associe à l’œuvre une dimension projective : reprenant le principe de la publicité, on mise sur une communication à distance avec le spectateur.
Les discours et écrits sur ces expositions, publiés notamment dans les revues culturelles Souffles et Integral, convoquent un ensemble de stratégies perceptives mettant en évidence des partis pris différents voire opposés. Présence Plastique s’appuie sur une appréciation des œuvres par le public qui repose sur la mise en scène des tableaux séparés du public par des barrières de sécurité créant deux espaces symboliques : le monde de la fiction et le monde réel des spectateurs, révélant ainsi le caractère théâtral de l’exposition, s’ancrant dans la réalité et la temporalité de la place et des spectacles de halqa7. A contrario, les Intégrations rend compte d’un rapport avec l’objet dont l’essence ne réside pas dans la reconnaissance du public tenu d’en révéler son caractère fictionnel et d’y apprécier ainsi une valeur artistique mais au contraire dans sa capacité à nier l’existence du spectateur. L’objet est davantage jugé sur sa capacité à prendre en compte les caractéristiques d’un espace, d’en épouser les contraintes physiques ou de respecter un cahier des charges défini par les architectes.
Cependant, les débats autour de la réception des œuvres convoquent également des stratégies mises en place pour composer un nouveau public postindépendance, écarté auparavant des activités culturelles. Cette préoccupation rassemble l’ensemble de la communauté artistique. A cet égard, la figure de l’analphabète abondamment citée dans la littérature moderne mais également dans les écrits et les discours sur l’art devient l’incarnation d’un public nouveau, dont les connaissances reposent sur une tradition iconographique rendue visible dans les pratiques culturelles rurales : la poésie orale, les chants et les danses, l’art populaire. Dans l’œuvre d’Ahmed Bouanani8, l’analphabète n’est pas celui qui n’a pas accès à l’éducation, mais qui est détaché au contraire des connaissances traditionnelles et locales qui lui ont été confisquées, malgré et par l’éducation, notamment durant la période coloniale. Ces interventions dans l’espace public utilisent des stratégies perceptives similaires en ce sens où un jeu de mémoire visuel est mise en œuvre avec le spectateur entre le signe et le sens de l’image. On attend du spectateur une reconnaissance formelle des signes inscrits dans une imagerie populaire qui composent les œuvres afin d’en reconstituer le sens. C’est notamment le cas dans la peinture de Farid Belkahia par exemple qui reprend à la fois des techniques s’inspirant de l’art populaire comme le travail du cuir ou de l’acier mais également une iconographie inspirée des tatouages berbères9. Le potentiel imaginaire de l’art populaire et la part de reconstitution que cela implique contribuent à l’écriture de récits alternatifs sur l’art et ses pratiques. Cette zone d’ombre rend compte d’une création moderne qui s’opère à partir des blancs de l’histoire qui peuvent être partiellement reconstitués par l’aide du public qui partage et pratique le même vocabulaire. Les Intégrations comme Présence Plastique rendent ainsi compte de cet enjeu capital qu’est la constitution d’un nouveau public.
Plafond peint d’une mosquée du Souss illustrant l’article « Notes sur les peintures et les mosquées du Souss » par Mohamed Melehi, dans: Maghreb Art, No. 3, publié par l’Ecole des Beaux-Arts de Casablanca, 1969, p. 9.
Plafonnier en bois de Mohamed Chabâa (plafond) et tapisserie de Claudio Bravo (au fond, à gauche), Hotel de Taliouine, 1971-72, Architectes: Faraoui et de Mazières, © Cabinet Faraoui et de Mazières.
3. Délit d’Authenticité
Panneau en céramique, Carla Accardi, Hôtel Tarik, Tanger, c. 1975, Architectes: Faraoui et de Mazières, © Cabinet Faraoui et de Mazières.
Par leur caractère transdisciplinaire et les différentes stratégies perceptives qu’elles mettent en œuvre, les interventions d’artistes dans l’espace public cristallisent l’apparition de nouvelles pratiques qui ne sont satisfont plus des catégories esthétiques du Protectorat ainsi que des typologies muséales en demandent d’une authenticité basée sur une soi-disant origine ethnique et territoriale. Les Intégrations témoigne ainsi d’un éclatement des disciplines et des catégories et d’un ensemble de préoccupations communes à la fois esthétique et politique. Parmi ces préoccupations, la nécessité de trouver une langue esthétique commune qui ne serait ni l’expression d’une culture nationale restrictive, ni la démonstration d’une injonction occidentale. Cette volonté d’éclatement des pratiques se retrouve également dans les choix promus par les artistes du groupe de Casablanca. Mohamed Melehi et Mohamed Chabâa notamment symbolisent cette volonté d’ouverture par leur pratique des arts graphiques et du design10.
Miroir peint par Ait Amza, Hôtel Les Gorges du Dades, Boumalne, 1970–71, Architectes: Faraoui et de Mazières, © Cabinet Faraoui et de Mazières.
Parmi ces réalisations architecturales, deux hôtels de la région du Souss au Sud du Maroc, dans la vallée du Dadès, Les Gorges du Dadès et les Roses du Dadès, sont à distinguer. En 1970, lors de la construction de ces hôtels, la région du Souss est l’objet d’un intérêt grandissant des artistes et des intellectuels. Cet intérêt se matérialise par la volonté de partir à la rencontre de savoir-faire issus de géographies dévaluées ou marginalisées durant le Protectorat, et majoritairement absents des musées d’anthropologies. Cette culture matérielle, dont on revendique une origine éclatée entre influence préislamique, subsaharienne et méditerranéenne, soutient le discours sur les origines qu’il faut chercher en dehors d’un héritage classique. Cet intérêt est matérialisé à partir de 1966 par des excursions dirigées par Bert Flint auxquelles participent activement Toni Maraini et Mohamed Melehi dont la finalité réside dans la découverte d’une culture non documentée et en voie disparation. Le groupe se trouve ainsi confronté à l’urgence de documenter cette culture mais également à la possibilité d’inventer de nouvelles typologies et de mobiliser un champ des connaissances renseignant des objets qui ne sont pas encore figés dans des styles opératoires ni un système cognitif dominant. La région du Souss incarne ainsi un catalyseur de pratiques culturelles qui font office d’actes de résistance durant la période postindépendance, rendant impossible la distanciation du geste artistique et du geste politique.
Mohamed Melehi et Mohamed Chabâa réalisent des panneaux muraux en bois et en céramique pour les salles du restaurant et de réception de l’hôtel Les Roses du Dadès. Un des travaux les plus emblématiques de cette série est le plafond mural de Melehi dans un des salons de l’hôtel. Le large plafond est composé de panneaux en bois qui joue sur une variation de motifs ondulées et colorés. Le jeu combinatoire des motifs crée une surface picturale à la composition rigoureuse rappelant la rencontre américaine de Melehi à l’abstraction géométrique. Cette composition est pensée dans une alternance de deux panneaux à dominante rouge ou bleu qui sont reproduits en série, convoquant l’objectivité de la peinture américaine des années 60. Cependant, les ondes colorées caractéristiques de l’œuvre de Melehi sont également abordées dans les écrits de l’époque par un prisme autobiographique, s’appuyant sur la situation de sa ville natale Asilah, bordée par l’Océan atlantique, et historique, se rapprochant de certains symboles préhistoriques sahariens ainsi que de l’art populaire vernaculaire11.
Le plafond peint de Melehi s’appuie en effet sur la traduction d’un corpus iconographique d’un contexte liturgique à un contexte strictement décoratif et économique. La source de cet objet provient de la découverte d’un ensemble composé de plafonds traditionnels découverts par Bert Flint dans les mosquées rurales de la région du Souss en 1965 et publié en 1969 dans le troisième numéro de la revue Maghreb Art12. Melehi renforce l’idée d’une ressemblance formelle entre l’iconographie des plafonds peints du Souss et son propre univers graphique en s’appuyant sur l’expérience tridimensionnelle du spectateur. En effet, l’artiste s’appuie sur un transfert des usages entre l’expérience spirituelle et l’expérience artistique et provoque une généalogie se basant sur la répétition d’un même geste : lever la tête pour accéder à la surface peinte. Il est ainsi intéressant de noter que les pratiques modernes mises en œuvre dans l’espace public s’opposent à l’idée de rupture inhérente à la modernité en se basant au contraire sur une tradition visuelle et sur une communauté d’expériences et potentiellement de spectateurs. Le plafond peint de Melehi cristallise l’enjeu de la réappropriation d’une certaine forme de culture matérielle aboutissant à une critique des phénomènes de patrimonialisation. La collaboration entre les architectes et les artistes rend visible des liens plus tangibles sur la fonction de l’art en tant qu’objet social et renforce la nécessité de se saisir des pratiques muséographiques en participant à l’invention de nouvelles formes muséales basées sur l’expérimentation formelle et l’expérience du spectateur.
Mohamed Chabâa crée pour les hôtels Les Roses du Dadès et Les Gorges du Dadès une série de plafonniers ainsi que les enseignes des établissements. Les appliques au plafond témoignent d’un intérêt pour les tendances constructivistes et cinétiques, deux mouvements régulièrement cités par les artistes notamment dans la revue Souffles13. Ce jeu de lignes géométriques rappelle également les expérimentations de l’atelier d’arts graphiques qu’il dirige à l’Ecole des Beaux-Arts de Casablanca, notamment autour de la typographie Koufi dont il propose une nouvelle approche stylistique. Ce renouveau de la typographie caractérise également le travail graphique réalisé pour les enseignes des hôtels qui reprennent un style calligraphique koufique. Le travail typographique de Chabâa rejoint les revendications des artistes de la hurufiyyâ (lettrisme), ce mouvement d’artistes se basent sur une pratique de l’abstraction s’ancrant dans un héritage islamique mais regroupe en réalité des pratiques extrêmement diversifiées utilisant l’alphabet arabe comme une des composantes d’un nouveau langage complexe et métissé.
Planche contact, Hôtel Les Almoravides, Marrakech, 1970–72, portes en cuivre : Farid Belkahia, panneau mural en céramique : Mohamed Melehi, enseigne : Mohamed Chabâa, motif sur les placards des chambres : Cecile Boccara, Architectes: Faraoui et de Mazières, © Cabinet Faraoui et de Mazières.
Enseigne en bois réalisé par Mohamed Chabâa, Hôtel Les Gorges du Dades, Boumalne, 1970–71, Architectes: Faraoui et de Mazières, © Cabinet Faraoui et de Mazières.
Note d’intention: 15 années de collaboration architectes – peintres, © Cabinet Faraoui et De Mazières.
Conclusion
En s’éloignant des espaces attendues de monstration et au contraire en en révélant de nouvelles potentialités, les Intégrations crée des espaces alternatifs permettant d’attribuer de nouvelles affectations de valeur aux objets d’arts et peut-être également de participer à une conception plus juste des pratiques muséales en tant que vecteur et acteur du patrimoine culturel. L’éclatement des barrières entre haute et basse culture donne également naissance à une typologie d’objets s’emparant des pratiques du design, du graphisme, de l’architecture et de l’art populaire en tentant d’en requalifier leur appartenance à la modernité. Par comparaison avec des phénomènes internationaux marqueur d’un projet de modernité où l’assimilation de pratiques artisanales à des pratiques artistiques est au service de l’innovation et de la rationalisation, les Intégrations permettent au contraire de penser une autre forme de culture matérielle œuvrant non pas à une innovation liée au progrès économique et marchand mais davantage à une forme de modernisme vernaculaire. Selon Peter Limbrick14, cette forme de modernisme vernaculaire caractérise la période artistique moderne au Maroc, et permet la réévaluation d’un conflit entre le savoir local et la modernité, en rendant compte au contraire de l’incorporation de pratiques vernaculaires diversifiées dans le champ de la modernité en négociation entre le cosmopolitisme et le nationalisme.
Le projet des Intégrations donne ainsi corps à un mouvement de contre-culture au Maroc où l’inscription des pratiques artistiques au sein de l’espace public poursuit deux stratégies concomitantes : sur le plan artistique, il s’agit d’accompagner la création d’une nouvelle typologie de spectateurs auparavant invisibilisés ; sur le plan social, la création de ces nouvelles sociabilités affirment l’art en tant qu’un agent de la transformation sociale. Les stratégies d’intégrations du temps de l’art au temps de la vie dans les années 60 sont également propices à un travail de généalogies avec des pratiques plus récentes, notamment la création de fresques murales dans l’espace public à l’instar du Moussem d’Asilah créé en 1978 ou des interventions de l’hôpital psychiatrique de Berrechid en 1981.
- 1 Au sujet de la participation des artistes au Maroc à des réseaux internationaux, voire l’article de Marion von Osten, Don’t Breathe Normal : Read Souffles ! – on decolonizing culture, journal en ligne bauhaus imaginista, URL : http://www.bauhaus-imaginista.org/articles/1572/don-t-breathe-normal-read-souffles.
- 2 Voir le texte de Toni Maraini, « Mémoires métissées. Le paradigme antique », Insaniyat (En ligne), 32–33, 2006, mis en ligne le 06 août 2012, URL : http://journals.openedition.org/insaniyat/3303.
- 3 « Une polémique naitra à la fin des années 60, autour de la manipulation des concepts de « naiveté » et de « spontanéité » alors investis d’une aura romantique et projetés sur des auteurs très différents en genre, qualité et personnalité. » Toni Maraini, « Au rendez-vous de l’histoire: la peinture », dans: Ecrits sur l’art, Editions Le Fennec, 2014, p. 84.
- 4 Abdelkebir Khatibi, « L’art contemporain arabe », dans Essais, Editions de la Différence, Paris 2008, p. 272, t. 3.
- 5 Il convient cependant de rappeler que l’intervention des artistes est souvent déguisée dans les cahiers des charges, au profit d’autres appellations moins problématiques, comme l’indique la note d’intention rédigé par le cabinet Faraoui et de Mazières « toutes les réalisations en commun se feront souvent à l’insu des maitres d’ouvrage ».
- 6 « Action Plastique. Exposition Jamâa lfna Marrakech », dans: Souffles, No. 13–14, 1969, pp. 45–46.
- 7 Halqa est le cercle des spectateurs formé autour des artistes sur une place publique, qui désigne par extension les spectacles dans l’espace public.
- 8 Ahmed Bouanani, » Introduction à la poésie populaire marocaine «, dans: Souffles, No. 3, 1966, p. 9.
- 9 « Nombreux motifs employés par Farid Belkahia s’inspirent du patrimoine des tatouages et des signes/symboles qui ornent des objets d’art traditionnel populaire, et cela parce que, pré-calligraphiques, ces éléments renvoient à toute une problématique du signe – et du plaisir du signe – que l’art moderne a laissé venir vers nous du fond de la conscience collective. » Toni Maraini, « Farid Belkahia » L’important c’est d’être bien dans sa peau « , dans: Ecrits sur l’art, Editions Le Fennec, 2014, p. 84.
- 10 Mohamed Melehi œuvre à définir un langage graphique commun à destination des interventions dans l’espace public, notamment la ligne éditoriale de la revue Souffles ou le poster de la première exposition indépendante du groupe de Casablanca organisé à Rabat par Toni Maraini au Théatre National Mohamed V en 1966 avec Belkahia, Chabâa et lui-même. Mohamed Chabâa évolue également dans un environnement artistique transdisciplinaire en multipliant les collaborations dans le domaine du design et de l’architecture.
- 11 Toni Maraini, « A study on the work of Mohamed Melehi », dans: Mohamed Melehi, Melehi. Recent Paintings, Exhibition catalogue, The Bronx Museum of the Arts, New York 1984.
- 12 L’allusion à ce corpus apparaît pour la première fois en 1965 dans le texte de Bert Flint, « Caractéristiques des arts populaires », dans : Maghreb Art No. 2, édité par l’Ecole des Beaux-Arts de Casablanca, 1966, p. 20 : « La peinture de ces plafonds doit d'ores et déjà être considérée comme du plus grand intérêt pour l'histoire de l'art du Maroc et peut-être de l'histoire de l'art tout court. » L’ensemble est révélé trois ans plus tard dans le dernier numéro de la revue Maghreb Art dans un article de Mohamed Melehi, cf. « Notes sur les peintures des mosquées et zaouias du Souss », dans: Maghreb Art, No. 3, 1969, p. 7.
- 13 Voir le questionnaire réalisé auprès de plusieurs artistes et publié dans la revue Souffles No. 7–8, situation Arts Plastiques au Maroc, 1967, publié sur le journal en ligne bauhaus imaginista, URL : http://www.bauhaus-imaginista.org/editions/3/learning-from.
- 14 Peter Limbrick, « Vernacular Modernism, Film Culture, and Moroccan short Film and Documentary », pp. 388–413. dans: The Journal of Cinema and Media, No. 56, 2015.