Si la culture populaire devient si importante durant les années soixante et soixante-dix pour les artistes et intellectuels, c’est qu’elle entre en contact avec l’esprit de l’époque Maghreb Art, Souffles et Integral. Cet esprit dont l’un des thèmes fondateurs est certainement l’idée de forme et sa relation avec les espaces et dispositifs de représentation de soi ne se limite pas à la seule recherche esthétique puisqu’il s’articule sur le terrain social et politique, comme le montre la réflexion durable sur la poétique et les politiques de la culture populaire au sein de Souffles7 et 1965 dans les arts visuels par l’exigence d’un retour aux sources du patrimoine matériel et qui se manifeste dès immatériel marocain, qui est clairement adressée dans des revues culturelles telles que Integral8, dont certaines contributions sont les points de références incontournables pour la compréhension du débat sur la nature culturelle et linguistique du projet politique qui engage l’ensemble de la société marocaine.
La culture populaire, en tant qu’objet de pensée pour les artistes et intellectuels émerge de cette réflexion sur le processus de retour non pas vers un passé mythifié, ou une source admise comme plus originelle que tout autre origine, mais vers un espace mental, une condition psychologique que l’on pourrait qualifier à la suite de Deleuze et Guattari, de minorité propre. Un retour qui consisterait à adopter une position critique définie à l’intérieur même du sujet9 et qui encouragerait à « trouver son propre point de sous-développement, son propre patois dans son tiers-monde à soi, son désert à soi » afin de forger sa langue qui n’est ni celle de l’autre, ni tout à fait la sienne »10. Comme un retour à la perception dans ce qu’elle a de primordial, comme présence sensible, qui permet d’accueillir les pertes et les exploitations des politiques patrimoniales sous le protectorat autant que les stigmates de la colonialité du pouvoir, puisque la catégorisation des métiers et des arts perdure notamment à travers l’enseignement des arts après l’indépendance du Royaume11.
Cette posture conduit les artistes du Groupe de Casablanca à certains choix, certaines orientations artistiques et certaines prises de position sans précédant dans l’histoire. Les recherches initiées par Belkahia, Chabâa et Melehi dans le cadre de l’École des Beaux-arts de Casablanca témoignent en effet de leurs efforts respectifs pour conceptualiser et formaliser leur lien au passé et à son devenir, c'est-à-dire le rôle qu’il aurait à jouer dans l’élaboration de la modernité artistique12. C’est un engagement conscient pour transformer et actualiser la radicalité des avant-gardes. Une ouverture du concept d’avant-garde aux contingences sociales et politiques au moment où les politiques culturelles menées par l’administration deviennent l’expression de nombreuses marginalisations socioculturelles qui engendrent entre autres problématiques, celle de la mémoire. L’essentiel de leur travail est tendu vers la recherche de formes et de pratiques pouvant produire des alternatives au récit eurocentré de la modernité et au programme institutionnel et culturel mené par l’Etat13.
Toute la manière de penser de Belkahia, et son sentiment du monde en tant qu’artiste sont fondés sur l’idée d’ouverture de l’espace de représentation à la vie et de redéploiement de la mémoire artistique qu’il assure par la référence constante à la culture matérielle berbère et africaine (signes tifinaghs, motifs de tapis berbères, tatouages) et aux techniques traditionnelles (teinture au henné et brou de noix, traitement de la peau crue). Dès 1963, il incarne une posture artistique intransigeante lorsque s’impose à lui la nécessité de rivaliser d’influence avec le monde occidental dans la définition d’une modernité proprement marocaine. Dés lors, il opère une rupture radicale et définitive avec la peinture de chevalet et le médium de la peinture à l’huile. Il se tourne vers des matériaux à forte charge symbolique tels que le cuivre (1963) et la peau de bélier (1974).
Imprégné de l’esprit du Bauhaus, Melehi prône un art qui n’est pas limité à sa dimension esthétique ou formelle, mais apte à contribuer à la transformation de la réalité sociale. Il pose l’interdisciplinarité et la collaboration entre beaux-arts et arts traditionnels comme principes fondateurs de la création. A partir de 1964, il place sa pratique sous l’influence régénératrice des arts traditionnels et populaires et suggère de se rapprocher des réalités sociales et techniques des artisans pour y découvrir une poétique de l’espace et une expressivité des formes potentiellement transformatrices. Au-delà de la production de formes et d’objets, Melehi défend l’intégration de l’activité artistique dans les rouages de l’activité humaine, sociale et publique afin de réactiver les liens principaux rattachant l’individu et la communauté au langage artistique.
Tout aussi convaincu de la nécessité de (re)contextualiser la pratique artistique en termes de relations humaines et de stratégies sociales, Chabâa désigne son travail de « pratique sociale », envisageant ses recherches ainsi que son enseignement au sein de l’EBA (1964–70 ?) par le prisme de l’éducation visuelle collective14. Il fonde sa démarche sur les correspondances entre les recherches formelles et leur domaine d’application dans le quotidien. Cherchant à renforcer la position de l’artiste face à la société et à l’histoire, il forge le concept d’« œuvres-positions » qui désigne des objets aptes à transmettre une sensibilité artistique locale et à susciter l’émancipation du spectateur et sa pleine contribution à la démocratisation de la culture.