Dans ce travail, l’artiste explore les stratégies de réparation à travers les traces de disparition et d’effacement de l’histoire des objets qui, loin de leur contexte initial, ont été non seulement détachés de leurs corps social et physique, mais aussi de leur signification originale et de leurs identités. Donc, retrouver le corps social qui les porte, pour comprendre leurs interactions avec l’histoire coloniale constitue le nœud de recherche de Kader Attia4. Cette tournure permet à la fois la compréhension des objets et de leurs pleines identités, mais aussi une réinterprétation juste des malentendus culturels issus d’un discours idéologiquement colonialiste. Contexte dans lequel les objets se trouvent relégués sous la simple étiquette ethnographique.
L’intégration d’éléments étrangers dans la fabrication des bijoux montre ici que nous sommes face à un schéma sans fin et répétitif d’échanges et de réappropriations. Pour Attia, la production et la consommation des biens culturels est le résultat des rencontres transculturelles qui entraînent une circulation imprévisible de significations dans des directions diverses. Processus durant lequel l’objet passe par une phase de désintégration de l’appartenance d’origine, acquérant ainsi une nouvelle identité, à la fois physique et symbolique5. De plus, l’intégration de ces éléments étrangers par les artisans colonisés constitue un acte de réappropriation de leur identité en tant que sujets, créant ainsi une modernité qui leur est propre. Cette réparation est pensée chez l’artiste non pas comme un signe d’allégeance aux valeurs du colonisateur, mais comme un acte subversif opposé à la modernité, suivant ainsi ses propres règles, à la fois comme résistance au système imposé, mais aussi comme réappropriation et adaptation de la culture de l’autre.
Dans sa seconde vidéo The Body’s Legacies : The Objects, Kader Attia aborde la question des biens culturels datant de la période de l’esclavage et de la colonisation. Ils ont été extraits de leurs pays d’origine par des procédés souvent douteux : butins coloniaux, objets soi-disant « acquis » ou « achetés », ou issus du trafic illicite de biens culturels. Ces artefacts ont intégré les collections privées et publiques de différents musées occidentaux, où ils sont encore exposés dans quelques cas de figure, à partir d’un point de vue scientifique purement occidental.
Le 28 novembre 2017, le Président français Emmanuel Macron, alors en déplacement dans la ville de Ouagadougou au Burkina Faso, défraie la chronique en déclarant s’engager sur une période de cinq ans en faveur des restitutions temporaires ou définitives d’objets du patrimoine africain6. S’ensuit alors en France, mais aussi dans d’autres pays, un long débat sur la question de la restitution. Dans sa vidéo, l’artiste soulève de nombreux questionnements autour de la notion de restitution, prenant en compte les différents contextes de dépossession. Après ces nombreuses explorations sur l’expérience humaine et intellectuelle des situations d’« entre-deux », qui traitent des circulations entre l’Europe et l’Afrique, à la fois sur le plan géographique, culturel, religieux et sexuel7, l’artiste s’intéresse désormais à l’entre-deux des artefacts sous le paradigme des « réparations ». Dans ce travail, Attia s’éloigne des codes formels et esthétiques et privilégie une approche documentaliste et scientifique, réunissant des chercheurs, des professeurs et des conservateurs de musées autour des histoires de dépossessions et des problématiques plus largement liées à la restitution. Ces questions ne concernent pas uniquement l’Afrique mais aussi l’Europe, dans la mesure où ces objets résultent d’un passé commun et d’une histoire partagée dont tout le monde a été acteur, et ce malgré l’aspect dominant-dominé. Les différents acteurs tentent de soulever la limite de ces restitutions. Souvent acquis dans des contextes coloniaux et esclavagistes, on se trouve aujourd’hui face à des objets anciens dont l’histoire est parfois méconnue et dont l’importance patrimoniale et historique n’est pas toujours reconnue. D’ailleurs, ce manque de considération ne concerne pas uniquement les musées occidentaux, mais aussi les institutions politiques et culturelles des pays anciennement colonisés qui, à cause de l’absence de la volonté de transmettre cette histoire et, en raison du manque de connaissance et de moyens qui sont mis à leur disposition, ne sont pas toujours en mesure de mener à bien ces projets de restitution8. Ce travail soulève aussi la question de l’authenticité d’œuvres ayant perdu leur essence car devenues occidentales9. À qui donc appartiennent ces œuvres ? Et qui aurait la légitimité de se nommer gardien de ces objets ? Les (anciens) colonisés ou les colonisateurs ?
Les œuvres de Kader Attia sont mises en dialogue avec les recherches de Maud Houssais, chercheuse et curatrice indépendante basée au Maroc10. Celle-ci travaille sur les échanges entre les théories du Bauhaus et la modernité au Maroc, à travers l’exemple de l’École de Casablanca (1962-72) et du projet dit des « Intégrations » initié par le cabinet d’architectes Faraoui et de Mazières, qui lance un programme de plusieurs commandes entre 1968 et 1978 auprès des artistes marocains et étrangers pour concevoir des œuvres conçues spécifiquement pour leurs projets architecturaux, permettant ainsi, d’introduire l’art dans l’espace public. L’exposition tente également de démontrer les éléments communs entre le Maroc et le Bauhaus à travers ce nouveau programme pédagogique d’enseignement expérimental. Dans cette section, l’attention a été portée sur l’introduction des formes artistiques traditionnelles et artisanales dans le modernisme par les membres des artistes du groupe dit « de Casablanca11 ».
Cette partie consacrée au Maroc plonge le visiteur dans le contexte de l’effervescence de cette école, retraçant le mouvement radical de « décolonisation des arts » par l’enseignement. L’exposition prend forme à partir des revues culturelles marocaines exposées au centre de la pièce : Maghreb Art (1965-69), Souffles (1966-72) et Intégral (1971-77). Ces trois revues se présentent comme étant l’élément catalyseur d’un nouveau courant de pensée, à la fois dans le domaine des arts plastiques, mais également dans d’autres domaines du savoir, tels que la littérature. Elles s’inscrivent ainsi dans la lignée d’un renouvellement de la pensée œuvrant pour une décolonisation des arts mais aussi de la culture au Maroc12. Quelques numéros ont été reproduits pour l’occasion, et sont mis à la disposition du visiteur. Au côté de ces revues, on découvre d’autres archives liées aux événements artistiques des membres de l’École de Casablanca : affiches d’expositions, photographies, articles de presse.
Les archives de cette école sont mises en dialogue avec les œuvres du projet « Intégrations », réalisés par des artistes marocains de la génération postindépendance et projetées sous la forme de diapositives, rassemblées par la chercheuse Maud Houssais en collaboration avec l’artiste photographe Jawad Elajnad, également monteur vidéo et scénographe. Les collaborations entre les architectes Abdeslam Faraoui et Patrice de Mazières et les artistes marocains ont durées quinze ans, les œuvres sont intégrées dans des infrastructures dont la reconfiguration des bâtiments avait permis l’aménagement des espaces pour l’art. Ainsi, de nombreuses œuvres ont été créées in situ dans différents espaces bâtis (hôtels, banques, préfectures, universités, etc.) opérant une synthèse des arts qui contribue à repenser le corps social par la pratique artistique. Une projection de diapositives de 7 minutes 51 secondes montre l’ensemble des œuvres plastiques qui se trouvent dans des bâtiments publiques et privés : les tapisseries de Claudio Bravo à l’Hôtel de Taliouine (1971-72), la fresque de Mohamed Chabâa à l’Hôtel du Dadès, Boumalne (1970-71), les panneaux muraux en bois et en céramique réalisés par Mohamed Chabâa et Mohamed Melehi dans les hôtels Les Roses du Dadès et Les Gorges du Dadès, tous deux situés dans la vallée du Dadès à Souss dans le sud du Maroc13.
Pour finir, la section marocaine offre au spectateur quelques exemples d’œuvres picturales des artistes Mohamed Melehi et Farid Belkahia. On y trouve également une œuvre d’Ahmed Cherkaoui (1934-67)14, considéré comme l’un des précurseurs de la peinture moderne au Maroc15 ; ses recherches sur la calligraphie arabe, la céramique, l’orfèvrerie, les tatouages et le signe berbère ont ouvert le champ pour une génération d’artistes marocains de l’exploration d’une synthèse entre les traditions artistiques populaires marocaines et la modernité artistique européenne.
Les modernités artistiques au Maroc : quelles méthodes ?
En coopération avec le Goethe-Institut au Maroc et le Cube – independent art room au Maroc, le projet marocain intégré au volet « Learning From » est le premier évènement qui marque le lancement de ce programme. L’origine de ce projet remonte au 23 mars 2018 : à partir de Tapis de Paul Klee, témoignant de l’intérêt accordé par le Bauhaus aux formes artisanales de l’Afrique de Nord, l’atelier de recherche a consacré une table ronde aux modèles d’appropriation et d’application des théories du Bauhaus au Maroc. L’un des objectifs premiers était de proposer des outils méthodologiques et théoriques pour aborder l’histoire de l’art marocain. Cette exposition questionnait les modalités d’écriture d’une modernité artistique qui prendrait en compte une cartographie changeante et mouvante, qui comprendrait des récits alternatifs, aux côtés de ceux qui sont produits par les institutions muséales occidentales16. En outre, l’atelier New Methodologies17 visait à proposer d’autres paradigmes pour penser l’histoire de l’art des pays anciennement colonisés, à partir des discours locaux, souvent éclipsés et marginalisés par le discours occidental sur l’art. À cette occasion, l’artiste Kader Attia avait présenté son nouveau projet sur les bijoux berbères mené sur place à Rabat, que l’artiste avait intégré à une série intitulée « Signs of Reappropriation as Repair ».